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Via Alpina : à pied de la Suisse à la Slovénie

En été 2004. j’ai pu réaliser un projet qui me trottait dans la tête depuis quelque temps : traverser les Alpes à pied. Bénéficiant d’un congé non payé du CICR après l’épuisante mission au Nord Caucase, ce projet est devenu réalité le 19 Juillet 2004, au Col de Maloya dans les Grisons (Suisse). Pendant 9 semaines, j’ai marché plus de 850km le long de la Via Alpina jusqu’à Tolmin en Slovénie, j’ai franchi 65 cols représentant 103km de dénivelé. La plupart du temps, je marchais seule.

Qu’est-ce que la Via Alpina ?

Je ne me rappelle plus où et quand j’ai entendu parler pour la première fois de ce chemin de grande randonnée. La Via Alpina est une initiative française qui a vu le jour à l’occasion de l’Année Internationale des Montagnes en 2002. Elle est composée de plusieurs itinéraires, dont le plus long relie Monaco à Trieste en 161 étapes à travers la France, l’Italie, la Suisse, l’Autriche, le Liechtenstein, l’Allemagne et la Slovénie. C’est la moitié orientale de cet itinéraire que j’ai suivi cet été.

La liste des étapes peut être consultée sur le site de la Via Alpina.

Via Alpina : un pied devant l’autre

La Via Alpina emprunte des sentiers existants et balisés ne présentant aucune difficulté particulière. Toutefois il m’est arrivé de devoir franchir quelques passages délicats, des véritables «chemins pour chamois ». Le plus effrayant était sur le massif du Wetterstein, à la frontière entre la Bavière et le Tirol : Söllerrinne, une descente quasi-verticale de 360m dans une falaise, que j’ai affrontée sous une pluie battante. Ce jour-là, des chamois se sont ouvertement moqués de mon extrême prudence en dévalant la pente au grand galop, et cela sous prétexte que je leur avais fait peur…

Tout comme la plupart des autres chemins de grande randonnée, la Via Alpina se borne à admirer les sommets depuis les cols plutôt que de les gravir. Je ne me suis pourtant pas privée du plaisir de les fouler lorsqu’ils étaient accessibles, si la météo et mes jambes le permettaient. Cela dit, les dénivelés quotidiens étaient non négligeables, même sans sommet : 1’000 mètres de montée et la pareille de descente, ça se sent dans les jambes le soir !

Une étape quotidienne durait 6 heures en moyenne, pauses comprises. Elle menait le plus souvent à une cabane, mais Dieu merci les nuitées se sont aussi passées assez souvent en vallée, où il est bien agréable de pouvoir se laver, de dormir dans un vrai lit et de manger autre chose que des spaghettis et des « chässpätzli ». C’était l’occasion également de faire la lessive, d’acheter quelques provisions, les cartes topographiques nécessaires pour les étapes suivantes, et d’envoyer par la poste celles devenues inutiles.

Via Alpina : découverte des Alpes

La Via Alpina m’a fait traverser des chaînes de montagnes magnifiques dont les noms résonnent désormais à mes oreilles comme une douce musique : Bernina (Suisse/Italie), Ortler (Italie), Silvretta (Autriche/Suisse), Rätikon (Suisse/Autriche), Wetterstein (Allemagne/Autriche), Karwendel (Autriche), Zillertal (Autriche), Rieserferner (Italie), Dolomites (Italie), Triglav (Slovénie).

Sur ma carte, chaque massif paraît très loin, inatteignable. Il reste caché derrière d’autres montagnes. Puis, au fil des jours, il se rapproche, je le devine, mais il reste invisible. Un jour, sur le col, je l’aperçois, tout petit, tout au loin. Soudainement, un de ses sommets s’élève juste devant moi, majestueux, m’enveloppe de son ombre protectrice. La cabane est tout près, je pose mon sac et contemple rêveusement les cimes incandescentes coiffées de coton jusqu’à la nuit.

Les chemins ne se ressemblaient jamais : route forestière, labyrinthe sur lapiaz, parcours d’obstacle dans des champs de blocs granitiques, sentier d’alpage, rochers équipés de câbles et d’échelles, pavés romains… Il y en a pour tous les goûts.

Tantôt je longeais une chaîne de montagne par la crête ou sur des « hautes routes » à flanc. Les chemins de crête sont certes magnifiques puisqu’ils offrent une vue sur plusieurs vallées. Mais ils sont également traîtres, car ils sont une succession de montées et de descentes difficiles à prévoir et comprennent parfois des passages délicats.

Souvent, la crête est également la frontière entre deux pays que je traversais ainsi plusieurs fois par jour. Des vieux panneaux « Achtung ! Staatsgrenze ! Sich Ausweisen !» endurent le temps et les éléments comme pour témoigner d’un autrefois bien moins insouciant. Ainsi, j’ai parcouru la « Haute Route de Carinthie » en 8 jours. La Carinthie est une province de l’Autriche méridionale, à la frontière avec l’Italie et la Slovénie. La Haute Route n’est autre que l’ancienne ligne de front pendant la 1ère guerre mondiale, parsemée de restes de tranchées, de fondations et de cimetières.

A l’inverse, certaines étapes sont simplement un passage d’une vallée à une autre, avec franchissement d’un col (et éventuellement un sommet). Il est alors facile de planifier l’effort puisque la montée précède toujours la descente. Lorsque les distances ou les dénivelés sont trop grands, la traversée se fait en 2 jours. Il en résulte qu’à plusieurs reprises, j’ai commencé par descendre avant de monter…

Enfin, certains massifs se traversent tout simplement en suivant la rivière qui en a creusé la vallée principale. Ces chemins-là sont très fréquentés d’habitude, tant par les promeneurs du dimanche que les cyclistes tout-terrain. J’ai trouvé particulièrement belles les parois abruptes qui bordent l’étroite vallée de Reintal (Wetterstein, Allemagne) et apaisants les doux replats du Karwendel (Tirol, Autriche).

Via Alpina : un parcours intérieur

Marcher seule pendant la journée, et ce pendant plusieurs jours d’affilée était un pur bonheur. Je marchais à mon rythme, en silence, les yeux fixés sur le chemins ou accrochés au paysage. L’humeur du matin réglait l’allure pour la journée, il n’y avait pas à discuter, c’est le corps qui de toute manière avait toujours le dernier mot.

Je me suis découvert ainsi 3 allures. Le mode économique, les jours de grande fatigue ou de mauvaise humeur après une nuit inconfortable. La vitesse de croisière, qui a eu naturellement tendance à s’accélérer au fil des kilomètres. Le mode de compétition, lorsque l’envie me prenait d’atteindre le sommet ou la cabane avant tout le monde. Le passage de l’une à l’autre ne se commandait pas, il se faisait tout seul, comme si c’était dans l’ordre des choses.

La première semaine de randonnée, je surprenais un fouillis de pensées, de réflexions, d’inquiétudes dans mon esprit. Je pensais à tout, à rien, au passé, au futur. La marche m’apparaissait presque comme un dérangement, car à tout moment je devais regarder où je mettais mes pieds, et cela m’empêchait de réfléchir. Le soir, je m’endormais épuisée, plus par cette forte activité mentale que par l’effort physique.

Puis, au fil des jours, tout cela a disparu. Le temps s’est arrêté. Mes pensées se concentraient sur la régularité de mes pas, de mon souffle, de la position de la semelle sur le caillou. Plus rien n’était réflexion, les émotions se bousculaient. Tout d’un coup, je ne me sentais plus seule, car mes sens étaient en communion avec la nature autour de moi. Tout près, un bouquetin observait un aigle qui planait au dessus de la marmotte qui dorait au soleil sur un rocher.

A un autre moment, je souriais face nuage qui, tel une main crochue, essayait en vain de saisir les pentes d’à coté. A chaque tentative, seul un doigt de condensation parvenait à se détacher pour s’éteindre un peu plus bas. La vitesse était étourdissante… était-ce la montagne qui s’élevait?

Lorsque enfin je suis arrivée au pied des « Drei Zinnen », j’étais transie par la beauté de leurs parois. On m’avait prévenue, mais cette beauté n’avait pas de mots. Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, immobile au milieu du chemin, le regard accroché à la montagne. Tous mes sens s’étaient comme effacés pour mieux voir. Tout d’un coup, je les ai vus. Tous ces gens autour de moi. Des milliers ! Puis je les ai entendus. Quel brouhaha ! Je les ai haïs. Ils n’auraient pas dû faire partie de la scène, ils n’ont pas le droit ! Quand étaient-ils arrivés ici ? Avant moi ? Comme je les ai enviés, eux qui ont pu voir ces montagnes avant moi.

Arrivée à la cabane, je remplissais mon carnet de bord. Ce petit rituel mettait un peu d’ordre dans le tumulte d’émotions vécues pendant la journée. Les pensées revenaient alors à la surface. C’est alors qu’elle offraient les conclusions de la journée. Car la réflexion était bel et bien là, au travail mais discrète et autonome. Au fil des jours, elle m’a apporté des réponses, sans même que je ne m’en mêle.

Un temps pour tout

Un jour, j’ai décidé d’arrêter de marcher. Une sorte de concours de circonstance : les cabanes slovènes fermaient leurs portes, les chemins alternatifs me perdaient en forêt, la météo n’était plus mon alliée… J’ai pris le bus pour Ljubljana, et le jour d’après, le train pour la Suisse.

Je suis forcée de constater à quel point une telle aventure marque. Les sens sont aiguisés pour voir, écouter, sentir la nature, et le retour en ville provoque un certain dépaysement. Lorsque j’ai posé le pied sur le quai de la gare à Zurich le jour de mon retour en Suisse, un ouvrier des chemins de fer a émis un sifflement strident pour attirer l’attention d’un collègue. Et moi j’ai pensé : « Tiens, des marmottes… »

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Article publié dans la revue du Club Alpin Suisse Les Alpes, juillet 2006.